Photographie : Gérard Fourel
L'escalier de Gilles Cervera
Elle a descendu les marches quatre à quatre. Sa jupe voltigeait, le drap noir aussi léger qu’un crépon de papier. Sa précipitation n’était ni feinte ni affolée. Son visage était lui-même pris dans ce mouvement. Personne n’aurait pu la reconnaître, d’autant que ses longues mèches noires recouvraient pour partie ses yeux. Et ce sont les yeux, n’est-ce pas, qui identifient la personne.
Dans la grande maison, son pas dans l’escalier ne pouvait résonner. C’est à peine si elle touchait les marches. Sa main volait sur la rampe lourde au bois sombre ; ses doigts si fins glissaient dessus. Des plumes.
Sa robe soudain gonflée comme un ballon et dans le mouvement qui suit se rapprochant de sa taille, voltigeant encore, son corps dedans comme un arbre dans la tempête vole.
En trois temps, trois mouvements, elle sauta sur le palier aux planchers blonds.
Si le mouvement l’avait permis, ses doigts auraient retrouvé la mémoire au moment d’affleurer, à mi escalier, le pilier de la rampe. La marche tourne à cet endroit, son corps soulevé, n’est plus en appui que sur cet axe. C’est sur cette marche qu’à huit ans elle se posait, passant sur le triangle de bois de longs instants à écouter vivre la maison. Vigie attentive, elle sentait les pulsations des chambres et entendait encore les adultes ranger la vaisselle au rez-de-chaussée, plier les nappe, fermer bruyamment les placards. Le pouls des choses. C’est la voix de son père qui résonnait longtemps et les mots étouffés de sa mère. Elle aimait cette marche, son triangle pointu et dans l’angle le plus aigu, au pied du pilier, elle tissait là des petits moutons au bout de ses doigts. Tricot simple et léger, le doigt bleui sans qu’il s’étrangle. Dans ce recoin, il y avait la niche sombre pour quelques insectes à protéger, c’était une maison de particules, un abri de secrets.
Dès la marche d’en dessous, les droites reprenaient leurs droits. C’est depuis cette marche qu’un jour sa ballerine se plia et buta, elle descendit les marches à plat ventre et sur quel angle plus vif, à quatre ans elle s’ouvrit le menton, hôpital, points de sutures, urgences, combien d’heures à attendre, sa mère la tenait dans ses bras, son père lisait un journal qu’il jetait rageusement sur la table basse de la salle d’attente, et il le reprenait encore pour le jeter à nouveau.
Il criait contre l’absence d’imagination des services publics laissant là traîner des revues sans intérêt aucun. En rond, assis, elle s’en souvient, tous les gens semblaient aux prises avec leurs douleurs, leurs yeux ne s’éveillant qu’aux passages des blouses blanches, c’est à ce moment-là qu’une civière avait été conduite au milieu du cercle blanc des regards. De sous le drap, un seul bras dépassant. Sur les veines saillantes, des stries bleues et noires et du sang séché qui par plaques se soulevait. Le bras de temps en temps gémissait, ou c’était de sous la couvrante bleue que des geignements provenaient. Le corps était abandonné, laissé là sus sa toile, gémissant. Tous assis sur les chaises autour n’ayant plus d’yeux que pour ce bras qui parlait, ce bras mou, sanglant qui de temps en temps semblait vouloir se soulever et crier puis retombait, mol et inerte, les veines grosses d’un sang que les cicatrices ouvertes laissaient encore passer. Des gouttes de temps en temps, comme des larmes, tombaient bruyamment sur le sol. Elle se souvient de ces instants, ce goutte à goutte égrenant mieux que l’horloge en quartz. Du silence qui soudain avait emprunt l’hôpital. Un silence total. Les blouses blanches continuaient de passer mais sans un bruit, ni les fauteuils roulants, ni les portes électriques du service, ni les ambulances qui dans le courant d’air de devant s’arrêtaient, tout était pris dans une ouate d’où émergeait seulement, à intervalle régulier, l’épaisseur du sang.
De la deuxième marche en partant du bas, elle avait longtemps fait le lit d’une poupée, la marche du dessus servant d’étagère, et pour la table à langer, la marche avait ce petit repli du bois qui sous la contremarche permettait de rêver. C’est cette marche aussi qui à d’autres moments lui servait d’étale pour sa boucherie. Elle frappait les beefsteaks avec le plat de la main, mimait parfaitement la découpe de l’os, le rendu de l’escalope, et le rond du rôti, les ficelles pour le ceindre, et la crépine pour le pâté. Cette marche était excellente car entre les barreaux de la rampe, elle pouvait imaginer une vitrine et devenait rapidement la guichetière triant les factures derrière son guichet. Ce qu’elle aimait évidemment au mieux, c’était faucher à son père un vieux cachet encreur et le bruit sec du sceau faisait un résumé de l’univers bureaucratique. Encore un formulaire, ploc, le cachet s’écrasait, merci monsieur, un autre à suivre, ploc, le même bruit, merci madame, la mécanique était bien huilée et le service ne souffrait pas d’attente. Cette administration de la troisième marche n’avait évidemment rien à voir avec la quatrième, d’où elle pouvait se soulever et atteindre déjà la bordure du palier d’en haut.
Elle s’y suspendait, les fesses en l’air, gymnaste incomparable, pour des figures qui faisaient battre son sang et soulevaient son ventre dans des douceurs sensuelles. C’est du reste pour repiquer à ces sensationnelles sensations qu’elle enjambait la rampe, son plaisir alors atteignait aux extases. La rampe de l’escalier a des secrets de ventre et de fourmillement et enfourchant la rambarde, ses cuisses sur la tige devenaient cavalières, le cheval au galop stoppait net ou repartait de plus belle, et l’écurie souvent, c’était la cinquième marche. Elle rêvait un peu, l’œil restait ouvert sous la paupière, elle rêvassait à rien, posait ses mains à plat sous elle. De cette marche qu’elle pouvait le mieux monter son palefroi, en robe de chambre elle était chevalier, Jeanne d’Arc en tee shirt et l’armure de ses bottes suffisait à faire une centurionne à qui aucune armée, fussent-elles romaine ou perse, jamais ne fit rendre gorge.
Sur la sixième marche, au milieu de la partie droite, c’est là qu’elle lisait, c’est donc de là qu’elle surprit tous les secrets du monde. Les mille routes des hommes, les chemins, les sentiers, c’est par là qu’elle put emprunter aux veines et aux artères de la terre. Des expériences du livre, elle tira celles de sa vie, ses multiples vies dessinées par les chapitres, coupées de paragraphes. Elle eut sur cette marche les connaissances intimes des autres, elle sut les bas fonds de Londres ou les silences du nord, les lacs glacés et les passeurs sur leurs barcasses noires. Depuis l’aplomb de cette marche, elle vit les violences des rues, les vitrines fracassées, les insultes et les morts, les enquêtes et les joies, elle vit aussi les îles les plus lointaines et sans bouger elle sentit la caresse des chats, le rire des sorciers ou le vent que le gardien du phare par moment n’a plus de mots pour nommer.
Sur la sixième marche, lire était un fauteuil, un lit, une cabane, un nid. Elle posait ses coudes sur la septième, ses pieds sous ses genoux à croupetons sur celle d’en dessous, cette drôle de position, à demi pelotonnée et en même temps offerte tenait sur la distance. Elle engouffrait le pain des rêves et celui plus sec qu’accordent les Ténardier, elle agrippait les roches, descendait les cascades, frissonnait aux glaciers des gouffres et des crevasses, son navire enjambait les astres, sa station orbitale descendait profondément sous les mers, elle julevernait, elle hugolait, elle engionait la Bretagne ou Lebrazait la Provence. Aucun recoin des maisons hantées ou des châteaux d’âmes ne lui restait ignoré.
Les brasiers du monde brûlaient ses planches et, à la toucher, les îles fortunées ou les presqu’îles, même les continents tenaient sur la sixième marche de l’escalier, en équilibre sur les mots.